Me voilà avec un
bandeau sur le nez, ce n'est pas grave heureusement, et j'avais
entrevu hier mon dernier jour.
Voilà ce qui est
arrivé. Hier lundi, nous partons aux tranchées à 4 heures pour
faire la relève à 6 heures du matin. Tout marche normalement, vers
8 heures comme je me trouvais en première ligne devant la sape
russe, je me sens secoué violemment, et j'ai l'impression d'avoir un
poids formidable sur les épaules et comme si on m'enlevait la peau
du crâne ; au même moment 2 ou 3 formidables explosions se
font entendre, et je vois la terre rejetée en l'air. Mon premier
mouvement est de me mettre dans la sape pour ne pas recevoir la terre
sur la tête. Sitôt après, je sors avec les hommes qui
travaillaient dedans. Tout de suite l'idée me vient que c'est notre
fourneau [qui] a sauté par imprudence, mais non, ce sont les
Allemands qui nous ont devancés et nous font sauter. Il y a de
l'affolement parmi tous, et une bousculade me porte à 15 mètres
plus loin dans la tranchée. Croyant à une attaque de force, je
monte à un créneau et avec quelques zouaves fais feu sur la
tranchée en face de la nôtre, mais tout est calme de ce côté là.
En tournant la tête à
gauche, j'aperçois des hommes qui viennent vers l'entonnoir, ce sont
des Allemands qui viennent à l'assaut. Le malheur, ou la déveine, a
voulu que je tombe sur un fusil non approvisionné et rouillé, et ce
n'est qu'avec peine que je peux fermer la culasse. Le mien et mon
équipement sont restés vers l'entonnoir. On a pas le temps de tirer
sur les assaillants, car le mauvais état de la tranchée ne nous
permet pas de tirer de ce côté facilement. D'autre part, plusieurs
disent ce sont des zouaves, et la plupart sont indécis. Je prends
quelques cartouches, et charge mon fusil. Dans la tranchée on
demande du génie pour former une barricade, je m'avance, suivi d'un
homme, et arrive en tête pour faire ce qui est demandé. Comme je
lève les bras pour atteindre un tas de sacs à terre formant
portique, un Bavarois sort à 10 mètres et fait un saut en arrière,
je prends vivement le fusil que j'avais quitté et comme le Bavarois
s'avance de nouveau, le fusil près à tirer, je lui tire dessus et
le vois tomber à la renverse. Est-il tué ou blessé, je ne pourrais
le dire !
Toujours c'est
impossible de monter une barricade en cet endroit. Comme j'avais
aperçu des hommes qui descendaient plus bas à notre gauche, j'ai
l'impression qu'on nous encercle, et prends le boyau qui conduit en
2e ligne. Je saute, suivi d'un zouave, un homme qui est étendu la
face contre la terre. C'est peut-être un blessé qui est venu mourir
là, ou bien un obus qui l'a atteint car cela pleut de tous côtés.
C'est un chambard infernal ; à l'endroit où je rejoins la 2e
ligne il n'y a plus un homme, on a évacué. Je me retire donc vers
le chemin creux et à 10 mètres du poste de téléphone, je
rencontre les premiers zouaves que l'on a ramenés en arrière, et
leur dis de faire feu car les boches arrivent dans la tranchée. Mais
comme celle-ci n'est pas d'un alignement parfait, ils ne les voient
pas. J'ai monté dans une guitoune et suis en surélévation de 80 cm
et vois, par dessus, la tête de quelques zouaves. De l'autre côté
du poste de téléphone, deux boches sont là et tirent sur nous. Sur
moi notamment car ils m'aperçoivent [en] premier. Je riposte ;
j'aperçois bien le petit nuage de fumée produit par le coup qui
part, au deuxième coup que je tire un boche disparaît, l'ai-je
touché, il y a des chances. Au moment où je recharge, l'autre tire,
et je reçois un atout en pleine figure qui m'étourdit. Je lâche,
malgré moi, le fusil et tombe à terre, mais me relève presque
aussitôt. J'ai du sang qui coule par le nez et la bouche, mais je me
rends parfaitement compte que si c'était la balle qui m'avait
attrapé, j'aurais la tête traversée, tandis que la douleur n'est
qu'au nez. Je passe à l'arrière pour me faire panser, et cela
saigne abondamment. Il est vrai que le nez pour moi c'est une
fontaine de sang, et j'y suis sensible, mais malgré cela j'ai la
narine percée en dessous de l'os et je respire par trois trous à la
fois.
Dans le boyau que je
suis, la réflexion me vient et la frousse du danger que j'ai connu
aussi. Jamais je n'ai vu de si près les boches et la mort non plus.
Je croyais ma dernière heure venue et ne plus sortir du champ de
betteraves. Mais ma bonne étoile veillait sur moi, et me fit sortir
de la mort par un éclat de balle dans le nez. Car c'est là que la
balle, qui m'était destinée, qui ayant tapé sur le parapet, m'a
envoyé un éclat par la figure. De si près, j'assure que l'on ne se
donne pas la peine de viser, on n'épaule même pas, on tire
toujours. Voilà pourquoi on risque d'être blessé, c'est la chance.
En venant au poste de secours j'ai encore eu quelques minutes
d'angoisse, produites par les obus qui arrosaient le boyau, un qui
tombe à quelques mètres derrière et qui n'éclate pas, un autre
qui tape juste à la place que je viens de quitter car je le sens
venir, et d'un bon me mets en contrebas. Il était temps, car celui
là éclate et fait ébouler le boyau. Quelques fusants arrivent en
même temps.
J'arrive enfin à
Roclincourt, où on me lave le nez, et on met provisoirement de la
teinture d'iode. Quelques minutes après, d'autres blessés arrivent
mais beaucoup plus gravement. Il y en a qui ont sauté par
l'explosion, d'autres ont été recouverts de terre, il y en a qui
sont revenus, d'autres sont restés et d'autres prisonniers.
Parmi ceux-là, il y a
2 ou 3 sapeurs qui n'ont pu sortir à temps des galeries. Dans une
autre, 2 zouaves ont été aplatis sous terre par un camouflet(1),
d'autres ensevelis jusqu'au cou. Un caporal, Bérard de Chantemerle,
a eu la jambe brisée, et c'est lui qui arrivant sur un brancard, me
donne ces détails.
De ce fait, notre
première ligne, entre la route de Lille et le chemin creux, est
prise ainsi que les entonnoirs. Un est le fourneau chargé que l'on a
pas pu faire partir. Tout le monde ayant été surpris. Vers 4 heures
du soir, il y a eu attaque pour reprendre le terrain perdu. Mais les
Allemands se défendent à coups de bombes, et on peut leur reprendre
par le même moyen quelques mètres de tranchées.
Quel carnage qu'il se
fait là dedans et quelles blessures horribles. Des blessés arrivent
à tout instant, aux uns il manque un bras, d'autres les jambes. La
chair est hachée, et cela ne saigne même pas. D'autres sont des
devenus fous, c'est l'effet de l'explosion, ainsi que ceux qui n'ont
aucune blessure et ne peuvent se servir de leurs membres ni se tenir
debout. Je m'en vais ne pouvant supporter davantage cette horrible
vision.
Dans la cour du poste,
un obus tombe qui tue un homme et en blesse sept autres plus ou moins
grièvement.
Je suis pansé à mon
arrivée au cantonnement, et on me dit que j'en aurai pour une
dizaine de jours, et je pourrai recommencer à me faire casser la
figure. C'est très consolant, mais il faut en prendre son parti, si
on sort d'ici ce ne sera qu'estropié ou fou, l'avenir n'est pas
rose.
(1) Charge
d'explosif destinée à détruire une galerie ennemie.
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