lundi 5 janvier 2015

Mardi 5 janvier 1915

Me voilà avec un bandeau sur le nez, ce n'est pas grave heureusement, et j'avais entrevu hier mon dernier jour.

Voilà ce qui est arrivé. Hier lundi, nous partons aux tranchées à 4 heures pour faire la relève à 6 heures du matin. Tout marche normalement, vers 8 heures comme je me trouvais en première ligne devant la sape russe, je me sens secoué violemment, et j'ai l'impression d'avoir un poids formidable sur les épaules et comme si on m'enlevait la peau du crâne ; au même moment 2 ou 3 formidables explosions se font entendre, et je vois la terre rejetée en l'air. Mon premier mouvement est de me mettre dans la sape pour ne pas recevoir la terre sur la tête. Sitôt après, je sors avec les hommes qui travaillaient dedans. Tout de suite l'idée me vient que c'est notre fourneau [qui] a sauté par imprudence, mais non, ce sont les Allemands qui nous ont devancés et nous font sauter. Il y a de l'affolement parmi tous, et une bousculade me porte à 15 mètres plus loin dans la tranchée. Croyant à une attaque de force, je monte à un créneau et avec quelques zouaves fais feu sur la tranchée en face de la nôtre, mais tout est calme de ce côté là.

En tournant la tête à gauche, j'aperçois des hommes qui viennent vers l'entonnoir, ce sont des Allemands qui viennent à l'assaut. Le malheur, ou la déveine, a voulu que je tombe sur un fusil non approvisionné et rouillé, et ce n'est qu'avec peine que je peux fermer la culasse. Le mien et mon équipement sont restés vers l'entonnoir. On a pas le temps de tirer sur les assaillants, car le mauvais état de la tranchée ne nous permet pas de tirer de ce côté facilement. D'autre part, plusieurs disent ce sont des zouaves, et la plupart sont indécis. Je prends quelques cartouches, et charge mon fusil. Dans la tranchée on demande du génie pour former une barricade, je m'avance, suivi d'un homme, et arrive en tête pour faire ce qui est demandé. Comme je lève les bras pour atteindre un tas de sacs à terre formant portique, un Bavarois sort à 10 mètres et fait un saut en arrière, je prends vivement le fusil que j'avais quitté et comme le Bavarois s'avance de nouveau, le fusil près à tirer, je lui tire dessus et le vois tomber à la renverse. Est-il tué ou blessé, je ne pourrais le dire !

Toujours c'est impossible de monter une barricade en cet endroit. Comme j'avais aperçu des hommes qui descendaient plus bas à notre gauche, j'ai l'impression qu'on nous encercle, et prends le boyau qui conduit en 2e ligne. Je saute, suivi d'un zouave, un homme qui est étendu la face contre la terre. C'est peut-être un blessé qui est venu mourir là, ou bien un obus qui l'a atteint car cela pleut de tous côtés. C'est un chambard infernal ; à l'endroit où je rejoins la 2e ligne il n'y a plus un homme, on a évacué. Je me retire donc vers le chemin creux et à 10 mètres du poste de téléphone, je rencontre les premiers zouaves que l'on a ramenés en arrière, et leur dis de faire feu car les boches arrivent dans la tranchée. Mais comme celle-ci n'est pas d'un alignement parfait, ils ne les voient pas. J'ai monté dans une guitoune et suis en surélévation de 80 cm et vois, par dessus, la tête de quelques zouaves. De l'autre côté du poste de téléphone, deux boches sont là et tirent sur nous. Sur moi notamment car ils m'aperçoivent [en] premier. Je riposte ; j'aperçois bien le petit nuage de fumée produit par le coup qui part, au deuxième coup que je tire un boche disparaît, l'ai-je touché, il y a des chances. Au moment où je recharge, l'autre tire, et je reçois un atout en pleine figure qui m'étourdit. Je lâche, malgré moi, le fusil et tombe à terre, mais me relève presque aussitôt. J'ai du sang qui coule par le nez et la bouche, mais je me rends parfaitement compte que si c'était la balle qui m'avait attrapé, j'aurais la tête traversée, tandis que la douleur n'est qu'au nez. Je passe à l'arrière pour me faire panser, et cela saigne abondamment. Il est vrai que le nez pour moi c'est une fontaine de sang, et j'y suis sensible, mais malgré cela j'ai la narine percée en dessous de l'os et je respire par trois trous à la fois.

Dans le boyau que je suis, la réflexion me vient et la frousse du danger que j'ai connu aussi. Jamais je n'ai vu de si près les boches et la mort non plus. Je croyais ma dernière heure venue et ne plus sortir du champ de betteraves. Mais ma bonne étoile veillait sur moi, et me fit sortir de la mort par un éclat de balle dans le nez. Car c'est là que la balle, qui m'était destinée, qui ayant tapé sur le parapet, m'a envoyé un éclat par la figure. De si près, j'assure que l'on ne se donne pas la peine de viser, on n'épaule même pas, on tire toujours. Voilà pourquoi on risque d'être blessé, c'est la chance. En venant au poste de secours j'ai encore eu quelques minutes d'angoisse, produites par les obus qui arrosaient le boyau, un qui tombe à quelques mètres derrière et qui n'éclate pas, un autre qui tape juste à la place que je viens de quitter car je le sens venir, et d'un bon me mets en contrebas. Il était temps, car celui là éclate et fait ébouler le boyau. Quelques fusants arrivent en même temps.

J'arrive enfin à Roclincourt, où on me lave le nez, et on met provisoirement de la teinture d'iode. Quelques minutes après, d'autres blessés arrivent mais beaucoup plus gravement. Il y en a qui ont sauté par l'explosion, d'autres ont été recouverts de terre, il y en a qui sont revenus, d'autres sont restés et d'autres prisonniers.

Parmi ceux-là, il y a 2 ou 3 sapeurs qui n'ont pu sortir à temps des galeries. Dans une autre, 2 zouaves ont été aplatis sous terre par un camouflet(1), d'autres ensevelis jusqu'au cou. Un caporal, Bérard de Chantemerle, a eu la jambe brisée, et c'est lui qui arrivant sur un brancard, me donne ces détails.
De ce fait, notre première ligne, entre la route de Lille et le chemin creux, est prise ainsi que les entonnoirs. Un est le fourneau chargé que l'on a pas pu faire partir. Tout le monde ayant été surpris. Vers 4 heures du soir, il y a eu attaque pour reprendre le terrain perdu. Mais les Allemands se défendent à coups de bombes, et on peut leur reprendre par le même moyen quelques mètres de tranchées.

Quel carnage qu'il se fait là dedans et quelles blessures horribles. Des blessés arrivent à tout instant, aux uns il manque un bras, d'autres les jambes. La chair est hachée, et cela ne saigne même pas. D'autres sont des devenus fous, c'est l'effet de l'explosion, ainsi que ceux qui n'ont aucune blessure et ne peuvent se servir de leurs membres ni se tenir debout. Je m'en vais ne pouvant supporter davantage cette horrible vision.

Dans la cour du poste, un obus tombe qui tue un homme et en blesse sept autres plus ou moins grièvement.

Je suis pansé à mon arrivée au cantonnement, et on me dit que j'en aurai pour une dizaine de jours, et je pourrai recommencer à me faire casser la figure. C'est très consolant, mais il faut en prendre son parti, si on sort d'ici ce ne sera qu'estropié ou fou, l'avenir n'est pas rose.

(1) Charge d'explosif destinée à détruire une galerie ennemie.

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