vendredi 9 janvier 2015

Samedi 9 janvier 1915

Hier les camarades, en rentrant, m'ont raconté un fait extraordinaire et que je ne croirais pas si tous ne me disaient la même chose. J'ai déjà dit que l'état des tranchées était pitoyable, car j'ai vu des hommes rentrant à Anzin sans chaussures, sans pantalon, ceux-ci étaient restés dans la boue pendant qu'on retirait les malheureux. Il y en a qui sont restés là pendant 10 heures de temps sans pouvoir bouger. On dit même, et cela fait frémir, qu'il y en auraient qui aurait complètement disparu dans la boue, et moi, qui connaît le terrain, en ai la ferme conviction. Mourir ainsi, quel affreux supplice, pour celui qui est condamné à périr ainsi faute de secours. Il me semble qu'on doit devenir fou auparavant.

J'en reviens au fait extraordinaire. Vers une heure, les boches se sont de nouveau faits voir dans leurs tranchées et notamment à l'entonnoir qu'ils nous ont pris. Puis chez nous on commence à se montrer. Du côté ennemi, on a lancé une boîte de sardines qu'un zouave est allé ramasser, tout ça fait à découvert et à 7 à 8 mètres des boches ; rentré dans sa tranchée, on envoie un paquet de tabac et on invite un Bavarois à venir le chercher. Ce qu'il fait, et on l'invite à boire un coup, et c'est un adjudant de chasseurs qui lui passe son bidon d'eau de vie, après avoir bu pour montrer que le liquide était bon. Le boche s'en empiffre une belle gorgée, après quoi il se mit à rire pendant un bon moment comme un fou. De quoi riait-il ? De bon cœur ou de la bêtise des Français, on le verra plus tard.

Retourné à sa tranchée qui n'est éloignée que d'une dizaine de mètres, les boches font de nouveau signe de venir, et le zouave va de nouveau à leur tranchée et il reçoit comme cadeau une belle boîte pleine de cigares qu'il rapporte bien tranquillement. Et pendant tout ce manège, Français et Allemands sont assis au sommet du parapet ou sortent à mi-corps de la tranchée et cela sur 3 ou 400 mètres de long. Les casques à pointes sont mélangés aux bérets des Bavarois. Mais quelqu'un vint troubler la fête, c'est le 75, sans doute averti par un officier de ce qui se passait, et tout le monde rentre au plus vite dans son trou, mais pas un coup de fusil ne fût tiré, et bon nombre d'hommes se retournant de la première ligne, étant relevés, ne passèrent pas dans les boyaux mais à travers champs, préférant recevoir une balle de suite, que de continuer à souffrir. Mais à leur stupéfaction, ils s'en allèrent tranquillement.

Il faut croire que de l'autre côté les boches étaient dans la mélasse comme nous, et souffrant du même mal, évitaient de l'aggraver, à moins que leurs fusils fussent pleins de boue comme les nôtres. D'après l'avis de tous, si une ou deux compagnies s'étaient amenées l'arme à la main et pouvant tirer au moindre mouvement, elles prenaient tous les hommes qui étaient dans les tranchées autant d'un côté comme de l'autre, car il était impossible de pouvoir bouger avec de la boue jusqu'à la ceinture et encore moins tirer un coup de fusil. Il ne restait qu'à se rendre. La nature avait pour un moment fait une trêve entre les combattants.

À présent, que veulent dire toutes ces ambiguïtés de la part des boches, car avec leur fourberie, qui leur est coutumière, cela doit avoir un but pour eux d'agir ainsi, et non de bons sentiments. Leurs amabilités du 31 décembre nous valurent le plaisir de sauter et les attaques du 4 ! Que nous réservent celles-ci ? Est-ce pour endormir notre méfiance, et nous faire croire à leurs bons sentiments, cela ils ne peuvent en avoir, et plus que jamais l'on doit se méfier.

Ce matin, samedi, ils ont recommencé le même manège, et un zouave ou chasseur a été boire le café chez les boches, mais les officiers ont fini par mettre fin à cela en tirant quelques coups de fusil, et on a de nouveau fait tirer le canon. Nous sommes trop bêtes, nous Français, on prend au sérieux des choses telles qu'on nous les fait voir et on croit que c'est arrivé, mais on le paie durement.

Aujourd'hui, à 4 heures environ, j'apprends la mort tragique d'un de mes camarades, un sergent, qui a été tué à midi par un obus qui lui a éclaté en plein dessus. Pauvre camarade, on n'a retrouvé de son corps que des débris, qu'on a recueillis et ramenés. On enverra les quelques objets qu'il avait sur lui à sa femme, et ce seront de précieuses reliques pour elle. Il avait une femme, un enfant tout jeune, je compare sa situation à la mienne, et vois d'ici la douleur de sa pauvre femme.
Il faut avouer que l'avenir n'a rien de bien souriant et les tableaux sanglants que l'on a tous les jours sous les yeux ne sont pas faits pour nous encourager. Néanmoins, il faut toujours aller de l'avant, un de mort, l'autre le remplace et le vide est momentanément comblé.

Heureusement que l'avenir nous est caché, et l'on a toujours l'espérance, jusqu'à ce que l'on tombe à son tour, et la noire tournure, une fois de plus, le vide sera comblé. Qu'est-ce un homme dans cette fournaise, un grain de sable, une goutte d'eau, mais il y aura un peu partout dans tous les coins de France, des cœurs brisés, des larmes versées. Ceux qui seront morts ne souffriront plus, mais partent avec la douleur de laisser la douleur derrière eux, et la misère au foyer.

Roclincourt, Écurie, quels noms funestes que ceux-là et que de sang aura coulé aux environs, et de quels affreux carnages auront-ils été témoins ? Écurie n'existe en réalité que de nom car de maisons, il n'y en a plus, c'est la désolation même, et tous les jours quelques obus viennent encore abattre quelques pans de mur.

Et cette belle route de Lille, qu'est-elle devenue, de grands trous produits par les marmites l'ont déformée un peu de partout. À certains endroits, on l'a dépavée de ses moellons pour en former des barricades. Les arbres en bordure sont hachés par les obus ou les balles. Les uns sont coupés par le milieu, les autres ont leurs branches qui pendent lamentablement et cela sur des kilomètres. Sur les arbres, qui sont au-dessus des tranchées, on y voit accrochés des lambeaux de vêtements, et un homme y a resté accroché pendant plusieurs jours. Il a été projeté dans cette position par les bombes. Ceux qui aiment les sensations, ou qui courent le monde afin de s'en procurer à prix d'or, peuvent venir ici. La vue ne coûte rien, et on peut devenir acteur.

Nous avons eu de terribles pertes dans ce secteur, un enfant du pays, Fine Joseph du Grand Villard, charpentier, a été tué. Beaucoup d'autres sont blessés, plus ou moins grièvement. On comble nos vides avec les zouaves, mineurs de profession, qui sont pris dans les régiments de zouaves. Du jour où nous serons appelés à faire un pont, on n'aura presque plus de sapeurs. D'après certains, qui correspondent avec l'autre compagnie du Génie de Briançon, la 14/6 qui est aux environs de Reims, ils n'auraient jusqu'à ce jour que 2 tués et 3 blessés. Quelle veine, ils doivent être en paix en comparaison d'ici et ils comptaient nous apprendre une nouvelle en nous apprenant cela. Et qu'ils travaillaient à 150 mètres des Allemands. Mais cela changera peut-être aussi pour eux, et cela du soir au lendemain, qu'ils s'estiment heureux.

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